mercredi 1 juillet 2009

Les ingénieurs américains sont plus pragmatiques que les Français en matière d'éthique



L’Observatoire des cadres, association créée par la CFDT Cadres, s’est penché le 29 mai dernier sur la situation de l’ingénieur, à la fois cadre et décideur économique d’un côté, citoyen de l’autre. Avec pour intervenant, Christelle Didier, Docteure en sociologie et maître de conférences au Département d’éthique de l’université catholique de Lille, et François Fayol, alors Secrétaire Général de la CFDT Cadres, spécialiste de la question de la responsabilité professionnelle.
Les premières considérations éthiques de l’ingénieur remontent aux années 1910 dans les pays anglo-saxons, où on leur demandait notamment d’être loyaux vis-à-vis des clients. Pendant la période qui a suivi la seconde guerre mondiale, les préoccupations se sont aussi portées sur les thèmes de la sécurité et de la santé du public.

A partir de 1974, au sein de l’IEEE (Institute of Electrical and Electronics Engineers), la notion de désobéissance et de divulgation des actes irresponsables apparaît sur des sujets vitaux, comme la sécurité, la santé et le bien être public. Cette évolution tient au licenciement en 1974 de plusieurs salariés ayant alerté de malfaçon sur le système de freinage du réseau ferré BART. Max Blankenzee, Robert Bruder, et Holger Hjortsvang se verront même attribuer en 1978 le «Prix Carl Barus » pour leur rôle d’alerte et leur grand sacrifice personnel. A la suite d’un chapelet de scandales, notamment celui d’Enron, la dénonciation d’actes répréhensifs dans le milieu professionnel ou whistleblowing entre dans le domaine législatif aux Etats-Unis, avec le Sarbanes-Oxley Act de 2002 et le Whistleblower's Protection Act.

Plus récemment, en 2006, après avoir échoué à se faire entendre par les représentants du gouvernement et les dirigeants de sa compagnie, Michael De Kort, un ingénieur ancien employé de Lockheed Martin utilise YouTube pour faire connaître ses récriminations. Il affirme que des navires de la Garde côtière américaine fournies par le fabricant américain possèdent de graves défauts, notamment un angle mort, qui mettent les équipages en danger. Le Député américain démocrate Elijah Cummings lui remettra le Prix d'Éthique Barus de l'IEEE pour ses efforts avril 2008. Un procès est en cours.

La France n’est pas en reste. Il existe des droits pour garantir l’exercice de la responsabilité : le droit de parole, le droit d’intervention, le droit d’alerte, le droit de retrait et le droit d’opposition. Certains actes sont bien identifiés : harcèlement sexuel, harcèlement moral, prévention de la corruption, etc. Corine Lepage a aussi œuvré pour la protection des lanceurs d’alerte dans le domaine environnemental. La CFDT elle a réfléchi au concept de « droit de démission légitime ». Il s’agit d’un processus de réflexion et de dialogue de longue haleine.

Dans son étude réalisée en 2000, qui repose sur le dépouillement de 4.000 questionnaires, Christelle Didier a pu identifier certains comportements. Il se dégage un consensus dans la perception des ingénieurs sur des questions comme le travail des enfants et la sécurité. Les ingénieurs français sont par contre très partagés sur la notion de lanceur d’alerte et d’objection de conscience par rapport à certains projets les impliquant. Leurs opinions sont plus dispersées sur d’autres thèmes : licenciements boursiers, acceptation de cadeaux des fournisseurs, surveillance des salariés à leur insu. Sur de nombreux sujets, la sociologue observe une convergence d’idées entre des ingénieurs votant à gauche et militants et les ingénieurs catholiques pratiquants. Par ailleurs, seul 1% des ingénieurs déclaraient voter en 2000 pour des extrêmes.

Du côté de la CFDT, on remarque un vrai engagement des entreprises françaises, comme Suez Environnement qui a ouvert la voie, sur des questions déontologiques, alors qu’il y a 15 ans, on était parfois proche du greenwashing. Ces sujets sont désormais traités au sommet de l’entreprise, même si les termes employés sont très variés : code, charte, guide de bonnes pratiques, …

François Fayol déconseille également aux salariés de chercher à résoudre les problèmes en s’adressant à la presse (notamment pour des raisons d’anonymat) ou à une ONG. Il doit s’agir d’une solution de dernier recours. L’idéal est de trouver des solutions en interne, du côté du N+1, N+2 et des représentants du personnel. Aux Etats-Unis, la loi qui protège le whistblower serait inopérante en cas de fuite dans les médias.

Pour Christelle Didier, la sensibilisation à ces questions dès le début de la vie professionnelle est essentielle. Mais, le marché du travail en France pousse les étudiants qui le peuvent à suivre une formation d’ingénieurs, non par choix délibéré, mais par ce qu’elle ouvre toutes les portes. Ce serait une profession «non vocationnelle», si bien que les jeunes ingénieurs seraient moins imperméables à une réflexion éthique que d’autres salariés. De plus, étant peu frappés par le chômage, les ingénieurs se poseraient moins de questions face à ce type d’approche. Et, dans le domaine de l’environnement, les catholiques auraient du retard à l’allumage. Par rapport aux codes de déontologie, les Français ont tendance à tergiverser, notamment sur des questions de terminologie (éthique ou morale ?), tandis que les Américains sont plus pragmatiques, cherchent à savoir comment l’appliquer, quitte à reporter les grandes questions à la date d’actualisation de la Charte.

Au niveau de la communauté des ingénieurs, qui reste largement masculine, il apparait en France certains handicaps. La profession serait mal structurée, les réseaux fonctionnant essentiellement à travers les écoles d’ingénieurs les plus dynamiques, notamment au sein des services traditionnels d’Anciens Diplômés. Si l’éthique figure désormais au programme de toutes les formations, ces cours sont de niveaux très inégaux selon Christelle Didier. Ils nécessiteraient un cahier des charges. Pour François Fayol, pour réduire les risques de corruption, il convient également d’organiser une mobilité des cadres.

Pour aller plus loin :

La CFDT Cadres :
http://www.cadres-plus.net/template.php?looktype=thematique&id=6&filda=thematique&filda_id=6

Le Conseil national des ingénieurs et des scientifiques de France.
http://www.cnisf.org/biblioth_cnisf/documents_cnisf/charte_ethique.pdf

Distinction entre responsabilité, déontologie et éthique
http://www.responsabilitesocialedescadres.net/IMG/pdf/401_402_FFayol.pdf

Sur les lanceurs d’alerte de la navette Challenger
http://www.lewrockwell.com/orig8/cook1.html


Biographie de Mme Christelle Didier

• « Penser l'éthique des ingénieurs ». Editeur : Presses Universitaires de France - PUF (23 avril 2008)
• « Les ingénieurs et l'éthique : Pour un regard sociologique ». Editeur : Hermès Science Publications (15 novembre 2008)

Le témoignage de Michael De Kort

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Un combat pluri décennal de la CFDT et des acteurs de la société civile et des ONG comme Transparency international, s’est conclu par un vote à l’assemblée nationale le 8 novembre en faveur de la protection des lanceurs d’alerte.
La loi Sapin pour la transparence de la vie publique et contre la corruption et son article 6 consacré aux lanceurs d’alerte, vient d'être adoptée. Elle reconnait un statut général au lanceur d’alerte ; le protège contre toute discrimination, licenciement, représailles ou sanctions, elle prévoit un soutien financier.
Désormais l’alerte ne sera plus considérée comme un manquement à la loyauté envers l’organisation, mais comme une responsabilité démocratique.
Nous regrettons cependant l’exclusion des syndicats dans la procédure de signalement de l’alerte en interne de l’entreprise. La CFDT se réjouit tout de même de ce vote qui fait progresser en France la liberté d’expression, la démocratie et la défense de l’intérêt général, valeurs auxquelles la CFDT est profondément attachée.

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