Les parties prenantes poussent activement les entreprises à changer de comportement. Dans le même temps, la RSE est devenue de plus en plus complexe. Ce blog a vocation, modestement, à suivre ces tendances de la crise des subprimes à la guerre en Ukraine. Certaines initiatives y sont aussi mises en avant.
jeudi 7 janvier 2010
Esther Duflo encourage l’expérimentation pour lutter contre la pauvreté
Ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, Esther Duflo est professeur en économie du développement au MIT et cofondatrice du Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL). Depuis 2009, elle est titulaire de la chaire « Savoirs contre pauvreté » du Collège de France, créée en partenariat avec l’agence française de développement (AFD). En 2009, elle a reçu le prix MacArthur, qui récompense les recherches les plus novatrices.
Depuis 10 ans, l’étude du développement économique et de la pauvreté a été menée avec un œil neuf, à travers l’approche expérimentale. Appliquer cette démarche expérimentale aux actions de développement constitue une nouveauté : tester une politique, ou plusieurs variantes de politiques, sur des groupes de population et mesurer rigoureusement ses effets avant d’envisager un changement d’échelle. Cette approche a assimilé la rigueur des essais cliniques lors d’expériences pilotes avec assignation aléatoire. Derrière ces termes complexes, les chercheurs visent à sortir de l’ornière des clichés existants et à trouver des solutions efficaces et pragmatiques. Esther Duflo vient de rédiger deux livres et a donné une conférence de presse au Collège de France le 6 janvier dernier.
Ses travaux partent plutôt d’un constat amer, mais communément admis : des années de programmes d’aide au développement n’ont pas réussi à enrayer l’immense problème de la pauvreté. Malgré des avancées, le monde est loin d’atteindre les objectifs du millénaire pour le développement (OMD) que les Etats membres de l'ONU ont convenu d'atteindre d'ici à 2015. Face à cet échec, il existe différentes postures. Les positions oscillent entre la dénonciation des effets pervers de l’aide au développement (APD) et la bonne volonté assez angélique de personnalités comme Bono ou Angelina Jolie. S’opposent aussi ceux qui considèrent que la pauvreté est insoluble et les partisans du marché, qui va y parvenir.
La bonne question consiste à se demander comment utiliser au mieux l’argent de l’aide, qui représente au final des montants assez modestes, comparés au flux des PIB et des impôts. 10 années de travaux de recherche sur ces sujets par diverses équipes dans le monde ont permis de tirer un premier bilan d’initiatives ayant échoué ou au contraire ayant atteint leurs buts. Quelles initiatives ont permis d’obtenir des résultats concrets pour les populations les plus démunies. Dans l’idée ensuite de tenter de généraliser les bonnes pratiques avec tous les éléments en main : connaissance du milieu, évaluation des résultats, décryptage des conditions de réussite. Ainsi, les fonds peuvent être orientés pour maximiser l’impact.
La question n’est pas d’éradiquer la pauvreté, mais de repérer certaines initiatives localisées ayant porté leurs fruits. Ainsi, loin de se laisser abattre par l’immensité de la tâche, la chercheuse étudie des initiatives locales, observées au scalpel. Les cas étudiés sont limités dans le temps et géographiquement, afin de pouvoir en tirer les faits saillants et les conclusions utiles. Il est plus simple de réfléchir à comment pousser les enfants de tel village à aller à l’école plutôt que de raisonner à l’échelle d’un continent. La même méthode (randomized evaluation) peut aussi permettre par exemple de comparer l’efficacité de mesures prises soit par les ONG soit par des autorités publiques. Cette approche doit permettre de mieux définir des programmes et d’accumuler les savoirs. Santé, éducation, micro-finance, les projets sont testés, évalués, comparés sans biais affectifs ou politiciens.
Il en ressort que le microcrédit est l’innovation sociale la plus visible depuis 20 ans, avec des conséquences dans la création d’entreprise, l’investissement dans des TPE déjà existantes et l’acquisition de biens par les ménages. Néanmoins, le microcrédit n’a pas toujours complètement transformé la vie de ses clients, car il est souvent trop rigide : trop grande focalisation sur le remboursement aux dépens de la prise de risque, peu de création de nouvelles embauches. De nombreux entrepreneurs le sont par défaut : créer sa structure étant le seul moyen d’avoir un emploi. Ce saut dans l’entrepreneuriat se traduit souvent par une prise de risque excessive du bénéficiaire, qui ne dispose pas de filet de sécurité. La position des femmes dans le ménage ne change pas non plus ni la structure des dépenses.
Au final, pour Esther Duflo, le microcrédit a un impact, mais ce dernier est moins fort que prévu. Il existe environ 200 millions de clients. Il ne s’agit pas de la potion miracle. Pour améliorer ce processus, il est possible de mettre en place un « emprunt de groupe », qui lierait solidairement 5 femmes, ou plus simplement des « réunions de groupe », moins contraignantes, mais qui ont l’avantage de créer du « lien social ». De plus, le remboursement hebdomadaire peut décourager la prise de risque, en privilégiant le retour sur investissement le plus rapide, le bénéficiaire n’ayant pas le temps en 8 jours de tirer profit de ses investissements.
Dans la santé, le défi consiste à susciter une demande pour des services préventifs : vaccins, lutte contre les vers intestinaux, sida, etc. Le seul moyen d’attirer des patients est de rendre ce service gratuit, en lui joignant si possible d’autres services, comme la distribution d’un plat de lentille ou la remise d’une moustiquaire. Un kilo de lentille multiplie ainsi par 7 le taux de vaccination. Des subventions peuvent favoriser cette politique. Dans ce domaine où la gratuité est une condition de succès, des initiatives de type Bottom of the Pyramid (BoP) ne peuvent pas être mises en œuvre. D’ailleurs, la maladie des vers intestinaux, qui empêchent les enfants d’aller à l’école, a longtemps été minorée, voire ignorée, en raison de son caractère peu sexy. Pourtant, une étude a démontré que le coût n’est que de 0.50 euro par enfant et par an. Fort de ce constat, le Kenya s’est engagé dans le déparasitage universel des jeunes. Ce qui prouve la nécessité des politiques publiques.
Dans le domaine éducatif, le système scolaire, souvent hérité du système colonial, est souvent conçu pour une élite. Une majorité des enfants pauvres sort illettrée du système éducatif et les enseignants sont démotivés. Ils sont souvent récompensés que pour les performances des meilleurs. Des tentatives ont été faites ici ou là de distribuer des manuels ou renforcer le nombre de professeurs. Les travaux des chercheurs ont montré qu’une des mesures les plus efficaces est le soutien scolaire. Une ONG a fait évaluer l’impact de cette pratique en Inde. Grâce à des résultats spectaculaires, elle a pu lever des fonds importants et généraliser ces mesures de soutien à environ 30 millions d’enfants.
A ce titre, les grandes fondations et les pionniers du capitalisme créatif ont un rôle clé à jouer: ils peuvent eux aussi donner l'exemple, en fixant et en appliquant des normes élevées pour ce qui constitue une évaluation crédible. Les Fondations Gates et Hewlett ont instauré un excellent processus d'évaluation pour leur initiative conjointe dans l'éducation. Ils ont accepté de suivre des projets qui avaient donné des résultats prometteurs, basée sur une évaluation rigoureuse, et ils ont encouragé et financé des évaluations de nouvelles initiatives.
L’absentéisme dépend beaucoup des pays. La scolarisation est un principe largement acquis dans les pays développés. La financiarisation des études pourrait démotiver ceux qui acceptent d’être payés pour suivre des cours. A l’opposé, dans les pays en développement, la financiarisation des études peut venir combler la perte de bras et donc de revenus pour les familles. Le programme mexicain PROGRESA conditionnant le versement d’allocations familiales à certains comportements désirables (inscription à l’école, soins préventifs) a obtenu un succès total.
ONG, société civile et gouvernements locaux sont les mieux placer pour lancer des idées, expérimenter, faire avancer certaines initiatives, voire les abandonner en cours de route en cas d’échec. Ces entités ont le grand mérité de ne pas avoir d’élections à préparer. Une fois prouvée l’efficacité de certaines mesures, le gouvernement peut répliquer ces initiatives en leur donnant une nouvelle échelle, mais la motivation des acteurs devient alors moins forte. Quant aux institutions internationales, elles sont souvent en retard d’une mode. Elles peuvent toutefois apporter un soutien financier aux acteurs de terrain.
De manière paradoxale, Esther Duflo relève que dans les pays pauvres, les gens sont plus responsables que dans les pays riches, car ils doivent sans cesse faire des arbitrages de leur propre chef. Dans un pays comme la France, où certaines vaccinations sont obligatoires, les citoyens obéissent à la loi et ne réfléchissent même plus à l’utilité de ces vaccins.
Si les bonnes pratiques commencent à être évaluées et reconnues, la pauvreté est encore loin d’avoir dit son dernier mot. Au sommet des Etats, les experts et les bureaucrates sont éloignés des besoins des personnes et de la réalité du terrain. La corruption est souvent un mal endémique. Le vent des réformes et des expérimentations n’est donc pas gagné, alors que le recul de la pauvreté est un condition nécessaire à l’épanouissement de la vie civique.
L’intérêt de ces deux ouvrages qui n’en font qu’un est d’apporter de nombreuses illustrations précises au discours. Elles sont prises sur tous les continents, donc dépassent les obstacles purement culturels. Son auteur parvient à exprimer en termes simples des enjeux complexes, où les freins sont parfois difficiles à démêler. En faisant connaître ce type de démarche, Esther Duflo contribue à partager des savoirs, afin de faciliter un développement de solutions innovantes. Ces dernières sont parfois peu coûteuses, mais susceptibles d’avoir un impact massif, là où toutes les politiques, trop loin des communautés, ont jusqu’ici échoué. Il serait illusoire de laisser les pauvres gérer eux-mêmes leur sortie de la pauvreté.
De quoi commencer l’année du bon pied en lisant ces deux petits ouvrages synthétiques et passionnants : Le développement humain et La politique de l’autonomie aux éditions du Seuil, Collection la République des Idées. 11,50 euros chaque exemplaire.
Pour ceux qui veulent creuser la notion d’impact, des liens sur le site de l’AFD : http://www.afd-cambodge.org/jahia/Jahia/site/afd/lang/fr/pid/28206
1 commentaire:
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